OLJ / Par Nada ANID, le 27 février 2021 à 00h00
En psychologie, la peur est une émotion liée à une prise de conscience des
menaces réelles ou imaginaires contre notre intégrité physique ou psychologique. Comme l’amour, la tristesse, la colère ou la joie, c’est un sentiment irrationnel ou au contraire réfléchi, qui a des formes variées allant du léger stress au trouble panique. Distillée à petites doses et au stade individuel, la peur peut être salutaire à plus d’un niveau. La peur de perdre ses enfants nous rend des parents plus attentifs, celle de la séparation amoureuse nous maintient dans la séduction, celle du licenciement peut nous aider à nous surpasser professionnellement. Même la peur de l’enfer et du jugement de Dieu nous engage à plus d’humanité.
Dans les régimes démocratiques, une grande partie du travail des gouvernements est consacrée à trouver des solutions aux peurs partagées par
tous les citoyens, y compris les plus nantis. Le chômage, l’insécurité, la vieillesse, la solitude, l’indigence ou le réchauffement climatique, autant de problèmes que les dirigeants de la planète s’efforcent de gérer avec plus ou moins de succès. Ce système établi qui organise les sociétés occidentales est parfois enrayé par les pandémies – forcément anxiogènes car difficilement gérables –, comme celle que nous vivons actuellement, ou par les courants extrêmes qui jouent sur les peurs en les exacerbant au lieu de les colmater. Sous leur influence, les individus perdent leurs repères et leur cadre de pensée pour entrer dans un état d’insécurité généralisée.
État d’exception
Dans d’autres régimes, et plus
particulièrement au Moyen-Orient, ce sont au contraire les pouvoirs en place qui créent la peur pour mieux assujettir les populations. Elle devient alors une émotion collective, une sorte d’angoisse généralisée qui affecte le raisonnement social et politique, et conforte la tendance à se soumettre à des leaders offrant des lignes de conduite simplistes et autoritaires. Selon Tomas Hobbes, dont la pensée philosophique s’articule autour du pacte de soumission qui découle du désir de sécurité des peuples. « Avoir peur, c’est se préparer à obéir », résume l’historien Patrick Boucheron en se référant au philosophe anglais.
Pour terrifier, il ne faut pas être nécessairement très nombreux, il suffit de s’être construit une aura de terreur. Dans le monde arabe, beaucoup d’exemples
étayent ce concept. En Syrie, les Assad père et fils, qui appartiennent à la minorité alaouite, quelque 11 % de la population, ont réussi à maintenir leur régime, largement contesté, grâce une dictature impitoyable reposant sur la torture et les exécutions. Les combattants du groupe État islamique sont mille fois moins nombreux que les musulmans de la planète entière et pourtant, ils parviennent à semer la violence et la désolation jusqu’au cœur des démocraties occidentales, les mettant face à leur faille et leurs faiblesses.
Quant au Liban, le premier générateur de peur depuis la fin de l’occupation syrienne est le Hezbollah. Il n’est pas majoritaire au sein de la population et ne contrôle effectivement que 10 % du territoire, mais par un mécanisme pernicieux d’alliances,
de compromissions et d’attentisme, il a réussi à ostraciser tout un pays. Son entêtement à toute épreuve, ses liquidations politiques, ses intimidations verbales et physiques ont fait largement leur effet. Le parti de Dieu a plongé le Liban dans une logique de guerre permanente, créant « l’état d’exception » ou les circonstances exceptionnelles qui, à force de durer, sont devenues quasi-normalité. Cet état d’exception se traduit in fine par la destruction systématique de l’appareil étatique et l’instauration du chaos. Il nous contraint par ailleurs à renoncer à nos peurs ordinaires de citoyens pour nous concentrer sur nos peurs existentielles. Toutes les luttes, aussi justes qu’elles soient, comme la défense des libertés, l’égalité sociale, l’éradication de la corruption et tant d’autres encore, deviennent secondaires
par rapport au danger de ne plus exister dans le sens littéral du terme.
Postures d’évitement
Pour pallier la confrontation avec le Hezbollah, les Libanais ont adopté différentes postures d’évitement. Certains, probablement les plus apeurés, se sont alliés à lui et lui servent ni plus ni moins de paravent alors qu’ils pensaient engranger des bénéfices. D’autres couvrent sciemment ses exactions afin qu’il puisse en retour couvrir leur corruption. Beaucoup, dans le déni de leur propre ressenti, ont choisi de ne pas s’aventurer sur son terrain géographique, de ne pas traiter directement ou indirectement avec lui, ni même de prononcer son nom, quitte à ne faire aucune différence sur la part de responsabilité de chacun dans la mise en
faillite du pays. Le fameux « Tous, c’est à dire tous » est une émanation de cet évitement. D’autres vont encore plus loin, et dans leur souhait de couper tout lien avec lui et ses adhérents, annoncent de façon plus ou moins affichée un repli communautaire en prônant la décentralisation, le fédéralisme ou même la partition.
Ceux qui annoncent une volonté de confrontation directe avec le Hezbollah sont les moins nombreux. Et pour cause, le courage n’a pas suffi à protéger la longue liste d’opposants éliminés par celui-ci. De toute façon, même si par miracle on obtenait l’instauration d’une justice digne de ce nom ou si l’on mettait un terme à l’impunité des assassins, on ne trouverait pas d’antidote à la peur de mourir. Ce sentiment restera incontournable, juste
atténué par l’espoir d’un renversement de situation. Autant cette peur est compréhensible au niveau individuel – n’est pas kamikaze qui veut –, autant elle est, aujourd’hui plus que jamais, intolérable sur le plan de la collectivité. C’est elle qui nous a conduits à une forme d’ordre social mal assumé, basé sur un consensus mensonger, et une notion incohérente de coexistence communautaire et politique sous prétexte de préserver « la paix civile ».
À chacun de nos sursauts de révolte qui suivent les drames que nous vivons depuis 2005, nous ferions bien de nous souvenir de cette expression mille fois relayée par les médias du monde entier au moment du printemps arabe : « Le mur de la peur est enfin tombé. » Elle a fait long feu, car ceux qui se sont dépêchés de reconstruire ces
murs n’étaient peut-être pas les plus nombreux, mais ils étaient les plus opiniâtres. Nous avions naïvement cru, et certains continuent d’y croire, que le changement pouvait naître d’un discours, d’un graffiti ou d’une chanson. Il faut beaucoup plus que cela pour que l’équilibre de la peur soit renversé, probablement une volonté politique sérieuse et engagée d’exprimer tout haut ce qui se dit tout bas.
Fondatrice de l’ONG Madanyat, écrivaine