Le pays semble sombrer dans une crise existentielle qui frise la schizophrénie. Plus divisé que jamais sur le plan politique, il offre depuis peu une division sociale inédite : les riches ou nouveaux riches d’une part et les pauvres ou nouveaux pauvres d’autre part. Entre eux, le fossé se creuse de jour en jour ,à mesure que se dévalue notre monnaie nationale ce qui a fait dire, à juste titre à certains, que nous vivons au Venezuela le jour et à Ibiza la nuit.
A l’heure où toutes les instances s’écroulent, où la livre a perdu 90% de sa valeur, la fête bat son plein dans les pubs, restaurants et plages bondées et les photos « people » envahissent les réseaux sociaux, la question que tout le monde se pose : pourquoi le peuple appauvri, au seuil de la misère ou ayant déjà les deux pieds dedans ne se révolte pas.
Qu’attend-il pour prendre la rue ?
Sans en être l’inventeur, Boris Cyrulnik a popularisé le concept de résilience à la fin des années 90 à partir de l’observation des survivants des camps de concentration. Considéré comme fourre-tout, proche du déni, le mot donne de l’urticaire aux libanais, en quoi ils n’ont pas tort. Toutefois, Cyrulnik précise que les « faire-taire » qui empêchent la résilience peuvent être une entrave à notre survie psychique et physique.
Le faire-taire de l’isolement affectif est de prime importance car l’homme est avant tout un animal social. Seul il ne survit pas, isolé non plus (ou du moins difficilement). On n’existe que dans la présence de l’Autre. Et c’est l’intérêt des groupes virtuels des réseaux sociaux qui donnent le sentiment à chaque membre de continuer à exister. Les membres partagent les mêmes soucis, les mêmes angoisses.
Le groupe, contenant maternel, aide à la survie psychique de ses membres. Revers de la médaille, il est trop souvent le réceptacle et terminus d’une colère partagée par tous mais qui n’atteint pas la cible.
L’isolement affectif ,c’est ce jeune homme qui avait l’habitude de sortir chaque fin de semaine avec ses amis et qui se sent aujourd’hui, faute de moyens financiers, exclu de facto du groupe. Pas question pour lui d’accepter que ses amis payent sa part de l’addition. Alors il se prive, invente des excuses, finit par en être convaincu. Mais ses nuits sont plus agitées, il souffre d’insomnies, d’attaques de panique, refuse de faire le lien entre sa nouvelle réalité et ses angoisses. Comment s’avouer que lui, fils d’une famille aisée subitement appauvrie ne peut plus se permettre ces virées nocturnes ?
L’isolement est à son sommet quand, de classe moyenne, on sombre dans la pauvreté. Un pas décisif est franchi quand la personne est amenée à demander de l’aide pour survivre, du lait pour bébé, un médicament pour se soigner.
Ces nouveaux pauvres ont honte de leur nouveau statut imposé et mourraient de l’avouer. Ils ont été volés mais aucun poste de police ne recevra leur plainte. Pire, ils découvrent que l’Etat lui-même est complice. Par la même occasion, ils découvrent leur propre part de responsabilité. Consciente ou inconsciente, la culpabilité accompagne toujours la honte. N’ont-ils pas cautionné ce système par vote direct ou par abstention ? D’autres se doutaient que la comédie ne pouvait durer mais ont pris le risque de rester au pays ou de rentrer quand ils pouvaient quitter. Sentent-ils qu’ils ont de comptes à rendre à leurs enfants pour les mauvaises décisions prises, comme une punition méritée ? Toutefois, qui aurait pu imaginer que le pays était volontairement dirigé vers la banqueroute ? Qui aurait pu imaginer que des libanais braderaient le pays et son peuple pour des ambitions personnelles ? Les scandales dévoilés, l’explosion du 4 aout, le manque d’éthique, le quasi génocide perpétré contre le peuple sont des traumatismes indigestes. Des non-sens qui paralysent l’action. Or pour lutter, pour activer la fameuse résilience, un minimum de sens est nécessaire. A quoi s’ajoute le traumatisme de voir la classe toujours dollarisée, et ceux qui ont accepté des haircuts proposés par certains au début de la crise et qui sont les nouveaux riches d’aujourd’hui, continuer d’assurer vaille que vaille un minimum de vie décente.
Alors pour ne pas devenir fous, les libanais consomment : de l’arak et des psychotropes. Beaucoup. Il semblerait même que, selon certaines statistiques récentes, nous occuperions la première place en matière de consommation d’antidépresseurs, anxiolytiques et autres par habitant.
Toute tragédie à son sommet, finit dans un éclat de rire qui sert d’échappatoire à la folie. D’où le recours permanent à l’humour comme mécanisme de défense, qui permet « une adaptation optimale aux facteurs de stress » DSM V. Freud disait que « l’humour a non seulement quelque chose de libérateur, mais encore quelque chose de sublime et d élevé ». Il peut être utilisé de différentes manières. En fonction des situations rencontrées on pourra qualifier l’humour de sain ou de malsain. Sain comme moyen de sublimation pour se distancier des situations anxiogènes, malsain quand il renforce le déni ou devient agressif. L’humour a aussi ses codes sociaux : certains traits d’esprits peuvent faire rire ou paraitre grossiers.
On comprend mieux que face à une situation inédite où le principe de réalité ne laisse plus de place à leur fameux miracle, les libanais se sentent impuissants et paralysés. Face à un Etat devenu ennemi plutôt que protecteur, l’ultime refuge est le groupe réduit, la communauté. D’autant plus que toute révolte finirait dans une répression sanglante.
Comment unir un peuple divisé, en état de choc, saturé de traumatismes psychiques à répétition pour canaliser sa colère vers un but commun : la destruction des sources de l’agression, cette classe politique qui le vole et l’opprime ?
Si aujourd’hui peu se dévouent pour l’action le sursaut est inévitable. Et pourtant, nous sommes appelés à panser nos blessures vite, mobiliser toutes nos énergies, sortir du silence toxique de la honte et de la culpabilité. Appelés à nous remettre sur pieds très vite pour accomplir un « Extra Mile ».
“I’m hurt, but I am not slain. I will lie me down and bleed awhile, then I will rise up and fight again”. St Barton s Ode (Je suis blessé mais je ne suis pas mort. Je vais m’allonger pour saigner un moment- puis je me lèverai et me battrai à nouveau).
Sandra Khawam