Désormais, je n’espère qu’une seule vie, celle de la mémoire qui raconte la vie
du cœur, du corps, et celle des êtres chers, dans sa richesse et sa détresse. Je
vivrai, dans l’intimité, avec mes livres et cahiers, dans l’espoir de la vengeance
ou la résurrection. Surtout que nos existences fragiles tournent jusqu’au vertige
de la déraison dans un pays éternellement reconstruit et détruit.
Nous ne sommes plus, jeunes et vieux, que des revenants attachés à cet
immense cimetière qu’est le Liban, irrémédiablement hallucinés par l’envie folle
d’être adoptés.
Le Liban n’arrêtera pas de nous saigner à blanc. Les avions ou les navires
transporteront bientôt toutes nos femmes, tous nos hommes et nos enfants à
la recherche d’une adresse sûre, d’un sol dur qui ne s’ouvre pas sous leurs pieds
et les engloutit, de la loi pour refuge et pour toit. Depuis toujours, on a mené
toutes les batailles. Ensanglantés, amputés, massacrés par les guerres, ayant
donné en pâture la moitié de la population, de la plus « grande gueule » à la
plus petite brebis. Rien à faire. On n’aura que le soleil et la montagne
surplombant la mer pour tout pays. Et notre ancien livre d’or ? La Phénicie est bien loin. Il ne reste que ses commerçants et leurs recettes revues et corrigés
par nos politiciens, pour tout héritage. Des pirates, des commerçants qui ont
troqué la pourpre du murex contre le sang, et la soie contre les armes. Et nous
voilà dispersés, éparpillés, fuyant le volcan et les mauvais pères. Nous sommes
devenus brésiliens, américains, anglais, nordiques et français comme ces élégants colons qui nous avaient pourtant si bien dressés. On n’a jamais pu se
mettre d’accord sur la nature du combat à mener. Les causes devenaient plutôt
des habits taillés à la mesure de notre démocratie spéciale édition.
On en avait à toutes
les causes, comme qui dirait à toutes les sauces, les sauces libanaises et d’outremer.
Les idéologies se mêlaient aux goûts, et les goûts nous envahissaient
comme des couleurs, et ce qui ne pouvait être discuté, c’était la couleur du sang
dans leurs coupes versé. Tel clan s’inventait une paternité d’occasion, tel autre
cherchait désespérément son géniteur à la racine d’une religion. Pendant ton
absence, qu’avait-on pour tout horizon? Du Liban et Prophète de Gibran, à la
Phénicie et langue libanaise de Saïd Akl, au Liban-village des Rahbani, que
reste-t-il de nos valeurs-concepts? Où sont passés les martyrs de la nation, ces
figures disparues comme des météores pour céder la place à la nouvelle vague
d’assassins sans limites? Une envie folle de crier me brûle la gorge : Dormez en
paix, nos héros. Tout le monde vous salue, tout le monde vous reconnaît. Mais
le grand absent n’est pas encore venu pour déposer les lauriers, pour
revendiquer sa paternité, et que la cérémonie des adieux commence. Et nous, toujours seuls, livrés à tous les vents et à toutes les modes : Aoun février 2006, Joumblatt automne 2011, etc… défilé des “leaders” colorés au sucre d’orge bon
marché. Pourtant, j’entends des voix archaïques, des voix présentes et futures, et
d’autres sortant des tombes : Père, Père, pourquoi nous as-tu abandonnés ?
Père, Père pourquoi nous as-tu abandonné.e.s?
Pourquoi nous avoir chassé.e.s de
notre sol libanais ? Faudra-t-il envier les animaux d’avoir leur territoire et leurs
races préservés, protégés, avec leur nom indiqué sur une pancarte : « Réserve
des… » ? Faudra-t-il être des fossiles humains vivants pour mériter d’être traités
comme le sont les espèces en voie de disparition, ou les pierres en ruine ? Nous
nous escrimions, dès l’enfance, à devenir adultes à cause de ton absence, à
dépasser seuls nos complexes œdipiens vécus dans la plus grande violence. Et
nous restions haletants à ta recherche. Partout on a été, on a décroché des
places, des salaires et des cocons, et on s’est évertué, avec toute la paperasse
requise et les conditions dûment remplies, pour dénicher un nom de père. Où
étais-tu donc passé ? Ne t’avons-nous pas suffisamment désiré? N’avons-nous
pas suffisamment bossé, prié, saigné ?
Combien a-t-il fallu d’années, de siècles, de héros, de boucs émissaires et
d’enfants vagabonds jetés sur tous les sols, livrés à tous les vents… L’épopée
millénaire des enfants abandonnés. Que n’avons-nous pas fait pour te rencontrer?
Dans l’impossibilité de te mériter, comment t’enfanter, te créer ? Depuis
des siècles, les Libanais, chrétiens et musulmans, inlassablement reviennent au
bercail, pour amonceler les pierres et reconstruire indéfiniment leurs maisons
détruites. Mais, l’impossible serait de construire une patrie (de « paternel »), qui
reconnaisse ses fils comme citoyens, jouissant de droits universellement
reconnus. Même longtemps après leur départ précipité, ils reviennent avec ce
qu’il leur reste de santé, de force et d’âge, déposer des pierres les unes contre
les autres, et apposer leur signature sur l’attachement à la beauté, à la famille
et au cocon. Disparus, on trouve toujours leur maison debout, comme une
effigie, comme le symbole de leur famille émiettée à cause de la guerre.
La quête du nom, de l’appartenance, prend également d’autres formes
possibles et imaginables. S’escrimer, à la course aux honneurs, aux références
est une nécessité. Par exemple la formation pédagogique chez les pères Jésuites,
ou à la mission laïque française, les études à l’Université américaine, l’obsession
de l’élévation sociale, les objets de valeur prisés, le luxe sous toutes ses formes
revendiqué. Voilà de quoi forger, voire forcer les virtuels renoms, à la place de l’inaccessible nom. Et courir les pays, ceux d’Europe, d’Amérique pour réaliser enfin le rêve, pour se créer des appartenances. Toutes les concessions, tous les sacrifices et toutes les acrobaties d’urgence sont les bienvenus. Chaque année,
on a vu des milliers de jeunes se jeter dans la gueule du loup, dans les océans en
furie, pour y arriver. Mais comme la mort les poursuivait, comment revendiquer
la peau de ces bons vivants convertis en kamikazes, en l’absence du vrai père?
Avec quelle couleur d’étoffe, pourrait-on emballer ces corps démembrés, ces
vies massacrées à jamais? Sans père, sans nom, nous héritons d’une Tombe à la
place d’une Nation. Et encore, une Tombe qui risque d’être pillée, de ne plus se
fermer face au déferlement ininterrompu de cadavres. Et, de nouveau, le cercle
vicieux : des gitans insolites, des bohémiens nouveaux, accablés par les
catastrophes interminables des guerres, portant leurs familles, leurs diplômes
sur le dos et courant les quatre coins de la planète, à la recherche de la survie,
de la sécurité et d’autres papiers d’identité. Des peuples civilisés, des hommes
trilingues venus de la terre d’Orient, brillants mais haletants, courbés pour
mériter enfin le droit d’être debout. Rien ne peut étancher leur soif, ni l’ambition, ni l’argent, ni l’amour, rien ne peut compenser les joies certaines de
la filialité. Un père accusé d’être volage, délinquant, criminel de ne point
assumer sa paternité, et des enfants sacrifiés, estropiés ou désespérés, ayant
tout donné pour trouver un père plausible qui défendrait les couleurs du
drapeau national.
Que les tendances s’arrêtent ! Que les cocktails d’enfants trempés à tous
les
assaisonnements sanguins s’arrêtent. Qu’on ne s’invente plus de racines, de
prolongements. On rêve d’un Liban arraché à leur bilan.
Peut-être l’aube blanche viendrait. Connaissez-vous ce regain de la flore,
ce renouveau troublant de la végétation incendiée. La nature, la mère, fait si bien les choses. Et le père ?
Carol Ziadé Ajami
Extraît de Père, pourquoi m’as- tu abandonné.e? L’Harmattan et Saër El Mashrek, publié en 2016.